"On ne change pas une équipe qui gagne", semble être la devise des frères Jean-Pierre et Luc Dardenne, très appréciés au Festival de Cannes, deux fois Palme d'Or avec Rosetta et L'enfant, meilleur scénario pour Le Silence de Lorna, Grand Prix pour Le Gamin au vélo et meilleur réalisateur pour Le jeune Ahmed. Ce Tori et Lokita, une autre histoire très réaliste des difficultés rencontrées par les personnes marginalisées par la société, a remporté le prix spécial du 75e anniversaire de la kermesse française, un prix qui ressemble à un contenu pour une formule peut-être désormais usée, bien que toujours performante, sans variations particulières autres que les personnages et les situations mis en scène. Les réalisateurs belges reviennent ainsi pour parler de la réalité qui est sous les yeux de tous et pourtant si invisible, et de ce que les journalistes appelaient autrefois "l'actualité", qui n'est plus que le triste quotidien ignoré parce qu'il dérange. Situé dans sa ville natale de Liège, le film traite des tentatives de survie de deux jeunes enfants arrivés d'Afrique en quête d'une chance. Peut-être frère et sœur, certainement liés par une relation très forte, Tori et Lokita attendent leurs papiers afin d'obtenir un peu d'aide de l'Etat et ainsi espérer un avenir ensemble. Tout semble pourtant conspirer pour les séparer, et celui qui les aide d'une manière ou d'une autre veut une contrepartie de plus en plus onéreuse qui conduira le couple à faire des choix dangereux aux conséquences extrêmes. Comme mentionné au début, les frères Dardenne réintroduisent le type de cinéma qui les a rendus célèbres et qui a fait école, donnant naissance à des dizaines d'imitateurs. Partant d'un langage documentaire, les deux frères ont greffé à leurs films des structures narratives progressivement plus fortes, marquées par la traque des protagonistes et parvenant à un équilibre parfait entre économie de gestes, immédiateté et rigueur morale.

Si Tori et Lokita peut presque ressembler à un film policier à un moment donné, en raison de la tournure que prend l'intrigue, les actes criminels dépeints sont pourtant bien loin de l'esthétisation hollywoodienne et appartiennent davantage à une chronique de journal : petits vols, gimmicks sommaires que n'importe qui pourrait réaliser s'il était placé dans les bonnes conditions. Le réalisme de l'intrigue est donc très fort et permet de s'immerger facilement dans le tendre lien fraternel du couple, qui ne possède presque littéralement que l'autre. Le langage utilisé par les cinéastes est essentiellement celui qui a fait ses preuves, composé de longues séquences sans ruptures d'une fluidité et d'un naturel enviables, suivies d'un regard objectif, participatif sans pitié, dans lequel le temps qui passe fait percevoir sur sa propre peau, presque inconsciemment, l'angoisse subie par les personnages. Les rares tournants narratifs confèrent des accélérations à un rythme autrement plat, et les crises dramaturgiques sont pour cette raison puissamment perçues : dans l'une des séquences les plus angoissantes du film, Lokita, par exemple, est contrainte de rester longtemps dans un espace confiné et subit une crise d'angoisse qui amplifie la claustrophobie si bien construite par les cinéastes. Dans un film au dos droit, qui cède rarement à la rhétorique, la fin est un peu déroutante, car elle explicite à pleine voix, presque en le criant, l'afflatus humanitaire plus que partageable mais déjà largement absorbé au cours de la via crucis des protagonistes. Ce qui gâche la vision, une fois l'écran revenu à son opacité originelle, c'est alors la sensation d'un excès de programmatisme, comme si la longue suite d'adversités n'était que la démonstration d'une thèse décidée dès le départ et que chaque petite digression - certes bienvenue - était refermée à la hâte pour ne pas perdre le fil de l'écheveau. Bien sûr, nous ne sommes pas dans les parties du film avec un message intégré ou pire encore, du cinéma engagé, les Dardenne ont toujours su ce qu'ils faisaient. Et pourtant, malheureusement, combiné à la prévisibilité et à la mécanique de l'intrigue, tout cela laisse un goût amer dans la bouche pour quelque chose qui aurait pu être plus passionnant, si les auteurs avaient accepté de faire de la place pour quelques artifices ou pour l'inattendu, comme cela arrive dans la vie.